Si le hasard t'emmène jusqu'ici, ne fuis point
Surfe et erre sans fin sur le blog du baladin
Smurfe dégingande-toi au sein du bal à daims
Avec imagination, Sans invitation
Ta religion est l'insubordination ?
Alors gausse-toi ici nul n'est bouffon
ni branque ni saltimbanque honnie soit sale ta banque
Juste des pions décidés à enfin décider
dans un bal laid où déambulent des daims
Manifestant leur insoumission avec dédain
LeonnicAsurgi@yahoo.fr


Des lendemains qui shuntent

Paris, 1929 après DB (soit 3945 après JC). Cours d’Histoire de l’Humanité.

Le robot humanoïde s’adresse à ses élèves :
- Mes chers enfants, nous allons désormais commencer le cycle « Régressions progressistes » de l’Histoire de l’Humanité. La période se situe dans les années 2000 après JC, soit 16 ans avant DB. Nous allons voir les ravages provoqués par les progrès technologiques des civilisations anciennes et comment l’Homme a réagi. Figurez-vous qu’à cette époque, régression et progrès étaient antinomiques, il était inconcevable qu’une avancée technologique puisse affecter l’Humanité !
- Oh ! s’exclament les élèves en cœur.
- Eh oui, reprend l’enseignant androïde, fier de son effet. Entrons dans le vif de cette ère par le marché du travail, théâtre et amplificateur des symptômes des crises d’autrefois, mais je vous dois tout d’abord quelques éléments de contexte global, mondial. Car le marché du travail est forcément adhérent à sa société, voire totalement dépendant d’elle.
- Monsieur, combien de temps durera ce cycle ? l’interrompt un élève.
- Des semaines, des mois, des années. Peu importe, cela durera le temps que cela durera. Ce passage est le berceau de notre société actuelle. Le devoir de mémoire est essentiel. Il en va de notre survie.
- Mais pourquoi avons-nous remis le compteur à zéro en 2016 après JC ? interjette un autre.
- Ce n’est pas en 2016 après JC que ça s’est passé, c’est bien plus tard que l’année 2016 a été désignée comme nouvelle origine temporelle, au moment de l’ « Hyper Krach » qui changea à jamais le cours de notre Histoire. Il fallait un revirement brusque et total, tout recommencer de zéro selon l’expression populaire. Tous les changements de politiques et de stratégies avaient été sans effet majeur, vains ou trop versatiles pour éviter le pire : l’agitation hyperactive en tous sens avait régné, des coups de gouvernail avaient été donnés dans toutes les directions ; forcément, le paquebot Monde tournait en rond, faisait du surplace, se noyait dans les océans du vide, dans l’incapacité de s’adapter aux contextes de crise et autres typhons. Il était devenu nécessaire de frapper les esprits d’un grand coup. L’humanité, en quête obsessionnelle de repères, a accompagné chaque bouleversement majeur de son Histoire d’un changement d’unité, tant d’exemples le rappellent: la température, la monnaie, les unités de mesure etc…
- Pourquoi DB ? coupe une élève.
- JC symbolisait le christianisme et un repère religieux attisait potentiellement des tensions, il convenait de choisir une référence apaisante et rassembleuse mais, s’il vous plait les enfants, laissez-moi développer mon exposé sans m’interrompre à chaque phrase si vous souhaitez que je vous donne le meilleur, c’est une autre leçon de cette époque où les hommes ne s’écoutaient plus, se surinformaient sans avoir le temps de décrypter les informations, s’inondaient dans le monde du travail d’emails qu’ils n’avaient plus le temps de lire.


Les conditions d’une écoute quasi religieuse désormais réunies, l’humanoïde déroule alors le contenu de son cours, étayé d’arguments et de faits préparés, programmés :
« En préambule, le contexte mondial, donc. Sans contexte, rien ne vaut rien. Flashback : souvenez-vous du cycle ‘déploiement mondialisé des démocraties libérales’ que nous venons de terminer. Après des siècles de soumission, de dictatures, de monarchies, la populace se rebella pour de bon et reprit progressivement le pouvoir au vingtième siècle après JC : dans une immense majorité de pays, à quelques rares exceptions près, c’est elle qui choisissait ses dirigeants au suffrage universel. Tout citoyen qui le souhaitait pouvait élire les représentants du peuple, des femmes ou hommes politiques qui régissaient selon des stratégies ou des programmes présentés, soutenus, débattus au moment du vote. Les gouvernances au pouvoir défendaient alors leur bilan lors de l’échéance électorale suivante : de bons et mauvais résultats étaient sanctionnés par leurs opposants, par principe, et dans les urnes. Le modèle était plutôt fiable, robuste, efficace.
Je ne vous sens pas réceptifs ! Calmez-vous, ne vous impatientez pas ! Nous allons adresser le monde du travail, mais le contexte global est primordial : le travail n’est qu’un maillon, un rouage de la société et ne peut se porter bien ou mal sans elle. Les personnalités politiques des premières années après DB étaient des monstres d’intelligence et d’habilité. Elles maîtrisaient leur sang-froid en toutes circonstances qu’elles avaient été formées à affronter. Elles mijotaient, concoctaient, fomentaient. De véritables chefs croyant en leur bonne étoile. Des chefs étoilés n’ayant besoin de guide. Leurs recettes, vieilles ou réchauffées (à raison) pour leurs opposants, étaient sensiblement toujours les mêmes à quelques coups de tournevis près, elles obéissaient à des cycles, à des saisons tels de magnifiques fruits juteux pouvant pourrir rapidement, à la mode, se répétaient en boucle selon le contexte. Là résidait toute la difficulté : sortir du chapeau la recette appropriée à la situation. Vous aimez la tartiflette les enfants ? » « Oui !» s’enthousiasment alors les élèves à la cantonade.
« Eh bien je vous mets au défi d’en déguster une sous quarante degrés Celsius en plein été ! » continue le robot enseignant, ravi une nouvelle fois de la prédictibilité de la réaction de sa classe.
« C’est la fameuse théorie de l’accordéon pour les politiques à mener. Il fallait osciller : oser sans ciller. Inspirations, expirations jusqu’à trouver l’Inspiration. Mais finalement, après maintes itérations, toutes les femmes et hommes de pouvoir échouèrent magistralement et aveuglément : leurs recettes créèrent des contextes de plus en plus résistants à leurs propres recettes, tels des virus mutants. Sans préméditation, ils amorcèrent des bombes à retardement, enfantèrent des microcosmes divergents et haineux. Quel rapport avec le monde du travail me direz-vous ? Eh bien, c’est limpide maintenant. Réduire le temps de travail, c’était le sens de l’Histoire. Ne plus asservir l’Homme en l’assistant par un ordinateur pour les tâches les plus répétitives et pénibles, c’était le sens de l’Histoire. Eduquer l’enfant au bien vivre ensemble, dézinguer les obscurantismes et autres fanatismes, emmener 100 % d’une population à un haut niveau d’études, rehausser le niveau culturel moyen de l’Homme…tout ça, c’était le sens de l’Histoire de l’Humanité. Mais les richesses n’étaient pas infinies (quand elles ne se tarissaient pas), il y eut donc une parfaite inadéquation entre l’offre d’emploi et la demande, en quantité certes mais, surtout, en qualité. Les jobs dits manuels (et pourtant passionnants) étaient snobés par une population ultra cultivée et diplômée aux prétentions démesurées. L’appétit aiguisé des chercheurs d’emploi aux ambitions sans bornes ne put être satisfait par la pénurie de postes dits à responsabilité !
La population généralement surdiplômée finit alors par se résigner à admettre l’insupportable mais inévitable vérité : il ne pouvait y avoir de travail pour tout le monde. Persister dans sa filière, c’était accepter la règle du ‘jeu’ : le critère différenciant les candidats (il en fallait bien un puisqu’ils avaient tous le même niveau d’études !) était le réseau, la gueule ou le ‘body-language’ c’est-à-dire l’art de se mouvoir en ayant l’air fort et résolument positif. Le diktat de l’intelligence émotionnelle. La domination de la forme sur le fond. L’hégémonie des ponceuses sur les perceuses dans les magasins de bricolage. Des travaux en surface, pour des techniciens de surface.
Par exemple, un ingénieur dans les années 1950 après JC était un inventeur génial, créatif, brillant…car rare. Dans les années 2020 après JC, soit en 4 après DB, ils étaient si nombreux qu’ils devinrent en masse de simples exécutants. La qualité d’un diplôme ne crée pas d’emplois, le niveau d’intelligence de l’humanité n’impacte pas le marché du travail. L’Homme, ultra-intelligent, cultivé, aux compétences pointues mais inutiles, se frustra. Juste avant l’Hyper Krach, le monde du travail devint fou et contamina l’humanité. »
« Oh ! » sourcillent alors les élèves de la classe.
« Voilà pour les éléments du contexte. Le contexte est si important, les enfants, toutes les catastrophes ont été évitées lorsqu’elles étaient prévisibles c’est-à-dire quand chaque facteur de risque était connu, elles n’ont en revanche jamais pu l’être quand le contexte combinait plusieurs facteurs, coincé dans un faisceau de coïncidences malheureuses, victime de multiples défaillances. Quels sont les autres facteurs qui ont favorisé l’Hyper Krach selon vous ? » interagit le professeur au moment où l’attention semble à nouveau avoir baissé d’un cran.
« Vous n’avez pas d’idée, vraiment ? Bon, je vous aide, je vous en donne une : la surpopulation. Quand on distribue des quantités finies (les richesses et le travail) à une population en croissance, forcément, c’est une lapalissade, chaque individu reçoit moins en moyenne. Le niveau d’alerte maximal dû à la surpopulation fut franchi plusieurs fois avant l’Hyper Krach mais, si j’étais cynique, je dirais que les pandémies (pestes, choléra, malaria) et les guerres du vingtième siècle, puis la politique nataliste de la Chine ont retardé l’échéance du désastre. Le monde du travail, donc. On y vient ! »
« Ah ! » clament alors les élèves, soulagés après avoir été contrariés de ne pas maîtriser là où l’enseignant androïde les emmenait.
« Le monde de l’Entreprise est un cas d’école. Les richesses se raréfiant, le travail suivit la même trajectoire, épousa sa tendance lors d’un mariage non gai. Les patronats, paranoïaques et inquiets par nature, se serrèrent les coudes pour assurer la durabilité de l’Entreprise à buts lucratif et non philanthropique : ils décrétèrent sa prévalence sur le salarié qui avait été jusque-là le principal artisan de sa réussite et souvent érigé en héros ; paradoxalement, disposer de héros dans ses rangs fut considéré comme une menace pour la pérennité de la société. C’est à cette époque que des normes de souveraineté professionnelle virent le jour, à l’instar du fameux standard ‘CMM’ (Capacité de Maturité d’un Modèle), auquel grand nombre d’employeurs cherchèrent à se conformer à tout prix. CMM représentait cinq niveaux : les deux premiers, faciles à obtenir, attestaient de bonnes pratiques mais insufflées par les salariés qualifiés de héros, à partir du troisième, l’entité était évaluée comme étant mature et indépendante de la qualité de ses hommes et femmes, livrés à la merci des processus imposés par la structure professionnelle. Qu’est-ce qu’un processus ? C’est une méthode qui permet de coordonner un maximum de personnes pour faire un minimum de choses. Il incombait alors à chaque employeur d’en développer pour ne plus dépendre de la qualité des ressources humaines, voire même de rechercher des candidats dociles, sans capacité d’initiative et disposés à appliquer ces règles sans esprit critique.

Le déploiement de processus s’intensifia et gangréna les entreprises. Prenons un exemple simple : le renflouement de papier toilette dans les sanitaires. A la genèse des processus, les règles devinrent : poster sur un site Web interne une alerte quand la dernière feuille de papier avait été utilisée, l’alarme clignotait chez un salarié à l’autre bout du monde (car dans un pays à bas coût) qui la voyait le lendemain (à cause du décalage horaire), ce même salarié envoyait alors un message électronique à la secrétaire du directeur du site concerné qu’elle découvrait le surlendemain (toujours à cause du décalage horaire), elle soumettait une fiche d’approbation à son supérieur qui devait entre autres documents la signer, après la signature elle devait contacter le service achats qui avait l’obligation de consulter au moins trois fournisseurs de papier toilette, négociait les prix, débattait pour, une fois la meilleure offre retenue, faxer une commande (qui devait être signée au préalable par le directeur de site pour qu’il engage le montant) ; une fois la commande reçue, le fournisseur déroulait un autre processus avec le service de livraison jusqu’à l’approvisionnement à bon port du papier toilette. Ça vous fait sourire, je le vois bien, mais c’est pourtant la vérité » appuie le professeur.

« Alors, certes, l’Entreprise ne dépendait plus d’un Homme ou d’une Femme en particulier, elle avait assassiné ses héros, mais le coût d’application du processus était souvent largement supérieur à la finalité recherchée. Dans notre exemple, deux semaines étaient nécessaires pour une recharge de papier toilette, rendez-vous compte, c’était un comble ! Selon vous, quelle fut la réaction des directions ? Pas de réponse ? Elles recrutèrent un Manager. Sa mission : fluidifier le processus. A chaque nouveau problème, un nouveau Manager était recruté. Et le surdiplômé fouinait, auditait jusqu’à arriver à la conclusion généralisée suivante : ‘il faut anticiper, anticiper, anticiper, être proactif : chaque processus doit considérer le temps de traitement des autres processus’. Dans notre cas, le délai de deux semaines dut être pris en compte dans le processus de remontée d’alerte. Des indicateurs furent donc mis en place pour collecter et évaluer le modèle de consommation puis lever l’alerte dès qu’un seuil permettant de tenir deux semaines jusqu’à la pénurie était franchi.

Cette démonstration illustre les maux se propageant telles des métastases au sein des organisations professionnelles. Un puits sans fonds : on inventait de nouveaux processus en entreprise, comme on légiférait en politique, en alourdissant la barque à tel point que la connaissance des processus définis n’était plus maîtrisable…sauf par des héros...

Les processus élaborés, tous plus chronophages et complexifiés les uns que les autres, reposaient sur des indicateurs censés diagnostiquer la performance, la bonne santé de l’entité…tout en aggravant sa situation financière. Si j’osais une analogie avec l’humain, c’est comme si un médecin cherchait à guérir une forte fièvre en intensifiant la fréquence des prises de température rectale de son patient…qui encourait de plus le risque d’une inflammation de l’anus. Le climat de travail se détériora alors sévèrement. La panique s’empara des salariés. Non seulement ils ne savaient plus quels processus appliquer pendant que leur employeur perdait en compétitivité à en définir d’autres. Mais, surtout, pour compenser les pertes et retards de l’entreprise, les objectifs individuels des salariés s’élevèrent crescendo jusqu’à finir par devenir inatteignables. Les travailleurs contractèrent une paranoïa aigüe face au danger du licenciement et se mirent à consacrer le plus clair de leur temps à se protéger (plutôt qu’à travailler), à coups d’emails censés les disculper, prouver leur bonne foi, tracer leurs alertes. Des montagnes d’emails s’échangèrent à tel point que, plus de mille ans après, certains n’ont toujours pas été ouverts par nos archéologues qui cherchent à décrypter l’élément précis déclencheur de l’Hyper Krach.

Etonnant, non ?

Alors bien sûr, il faut admettre que l’humain est pourvu de ressources insoupçonnées, infinies, plein de ressorts et d’imagination. Beaucoup d’expériences ont été osées pour éviter l’Hyper Krach. Dans les années 2000 après JC, il y avait aussi une crise d’idéaux depuis que le capitalisme avait flingué le communisme avant d’échouer à son tour, c’est une autre leçon de vie les enfants, il ne faut jamais anéantir une alternative sauf à être certain qu’on n’en aura jamais besoin. ‘Ne jamais dire, fontaine je ne boirai pas de ton eau’. »

Un petit curieux rompt alors le monologue d’une boutade que le robot n’avait pas prévue : « C’est une citation de Jean de la Fontaine ? ».

« Je n’ai pas compris la question. Je continue. Le capitalisme capitula. Forcément. Il commença par tousser avant d’afficher de sérieux signes de faiblesse puis de décliner irréversiblement. Parmi les initiatives les plus farfelues, le ’Football Model’ proposa un sursis de courte durée, un leurre, une oasis perdue au milieu d’un désert qatari. Dans ces années-là, bien après les croisades et les guerres de religion, on vit resurgir les fanatismes en réaction aux idéaux perdus, la folie des hommes devait s’exprimer, cet axiome vaut leçon de vie là encore, les enfants, on ne peut jamais tout contrôler et à vouloir le faire, on crée des fanatismes encore plus forcenés et résistants aux contrôles mis en place. A cette époque de l’argent roi, le football, ce jeu qui se jouait avec un ballon à onze contre onze et dont le nombre d’adeptes dépassait largement toutes les religions du monde réunies, atteignit des sommets de popularité inégalés. Alors, pour relancer l’économie, l’Homme tenta de répliquer le modèle du football dans le monde du travail et en Entreprise en organisant les projets et activités pour des groupes de vingt-deux collaborateurs gérés par un manager, un préparateur physique et mental, un médecin : onze titulaires effectuaient le travail, supplantés quand ils étaient épuisés par leur remplaçant attitré ; une émulation (ou championnat) étant créée entre les projets au sein d’une même entreprise. Le modèle fut aussi déployé dans certaines administrations et c’est vraisemblablement de là que vient l’expression « 22 v’la les flics », mais ce n’est pas non plus certain, plusieurs éminents archéologues s’affrontent à ce sujet. La difficulté d’organiser le travail pour onze collaborateurs contribua à l’abandon de cette expérience : dimensionner, découper, définir les interfaces et les rôles pour cette structure devint insoluble ; c’est probablement de cette tentative que vient l’expression « casse-tête chinois » car la Chine finançait et dominait l’économie mondiale, mais là encore, de nombreux archéologues en débattent. Quand les organisations patronales constatèrent la faiblesse du retour sur leur investissement (le financement d’une structure pour faire travailler onze personnes), le ‘Football Model’ fut enterré définitivement. Beaucoup d’autres tentatives de relance ont été osées mais, au mieux, ne firent que repousser l’Hyper Krach ; le bug était le modèle capitaliste lui-même.

Alors vint l’Hyper Krach. Comme un cœur qui s’arrête de battre, un cerveau qui ne s’oxygène plus, l’argent cessa de transiter. Totalement. Plus un seul centime ne circula ! Et ce fut l’état d’urgence, ou plutôt les états d’urgence. Les banques, paniquées, refusèrent aux particuliers de retirer leur propre argent, les sociétés d’assainissement des eaux arrêtèrent de tourner, en manque de liquidités, idem pour l’électricité, les agriculteurs stoppèrent de travailler, les marchands de première nécessité fermèrent leurs boutiques pour éviter leur pillage... La famine se répandit comme une traînée de poudre à mesure que les réserves de conserves des uns et des autres s’amenuisaient. Il fallut débloquer la situation, décréter un nouvel ordre mondial, un changement d’origine ; bien après, l’année 2016 après JC fut rétroactivement désignée comme l’an 0 après DB.

Après s’être déchirés et reproché son autisme, toute l’humanité se réconcilia et s’allia pour changer le monde. La population ne pouvait plus décroître, la médecine avait fait des progrès irréversibles, il fallait absolument redistribuer les richesses et redonner un sens au travail, rendre à l’argent l’odeur de la sueur, partager le travail entre tous ces érudits. Le nouvel ordre mondial naquit alors au forceps et fut baptisé (lors d’une cérémonie non religieuse) ‘communisme libéral’, immédiatement applicable et déployé dans tous les pays et toutes les entreprises du monde. Ses principes : emprunter au communisme l’équité des richesses et des salaires, reprendre au libéralisme l’esprit d’initiative restreint à la recherche de l’intérêt du travail. Tous les travailleurs, quel que soit leur rôle, perçurent la même rémunération, ce qui eut le mérite d’aplanir les tensions et rivalités matérialistes un certain temps. Les enjeux n’étaient plus que distinctions honorifiques, médailles et gloire.

Mais le ‘communisme libéral’ ne gomma pas toutes les injustices : trop peu de postes suscitaient l’intérêt d’une population surdiplômée et gourmande. Alors les entreprises mirent en place un modèle à géométrie variable et actèrent la disparition des statuts et des hiérarchies gravés dans le marbre. Un chef n’exerça plus ses fonctions que pour une durée limitée, avant de retrouver un rôle de terrain dans une tournante généralisée où il serait plus tard dirigé par un de ses anciens collaborateurs. Fini le sentiment de rétrogradation puisque les responsabilités devinrent volatiles (sans se volatiliser pour autant), mouvantes, floutées.

Les codes du travail des différents pays furent brûlés lors de cérémonies qui permirent aux populations d’exprimer leur folie, théâtres de gigantesques feux de joie nourris de liesse. Passés le défoulement, le sentiment de libération, l’impression que l’horizon de l’infini s’éloignait à nouveau, il fallut reconstruire, itérer, progresser. Tout ne fut pas parfait d’un claquement de doigt, comme un premier jet d’écriture que l’auteur renie souvent, créer ce nouveau code du travail universel à enrichir au fil du temps, par vagues, pour adresser les anomalies particulières, par strates. Par exemple, peu après l’Hyper Krach, le naturel de l’homme revenant au galop, certains profitèrent de leurs passages aux responsabilités pour laisser de côté les dossiers les plus complexes ou pour glisser des peaux de bananes à leur successeur. D’où le premier addendum de la nouvelle charte mondialisée, qui empêcha toute personne en responsabilité de quitter un poste dont la situation ne serait pas acceptée par son successeur, clause applicable même en cas de démission ! Une sorte de pacte de non-agression entre toutes les entreprises du monde ! Le code du travail devint en quelques décennies aussi épais que ses prédécesseurs, l’Homme ayant toujours été spécialiste de précisions, ajouts, rustines contredisant parfois les lois précédentes rendues obsolètes ; pour faciliter les arbitrages, l’article qui précisait qu’en cas d’incohérence entre plusieurs clauses, la plus récente et donc celle ayant le numéro d’identifiant le plus élevé prévalait, était l’article premier… Le ‘communisme libéral’ ne dura qu’un temps. Malgré la répartition équitable des richesses, l’emploi de tous devint fictif en termes d’utilité : il n’y avait plus de quantité de travail suffisante pour tous sur Terre depuis la prolifération des machines et de l’intelligence artificielle. A une époque ancestrale, figurez-vous, il y eut des caissières dans les supermarchés, des médecins qui diagnostiquaient et opéraient manuellement avec un contact physique avec leurs patients ! Bref, les machines créées par l’Homme depuis et rendues intelligentes pour les assister pour les tâches les plus pénibles et répétitives pullulèrent jusqu’à occuper une place de plus en plus prépondérante dans le marché du travail, estimée à 80 %. 80 % des travaux effectués par l’Homme au vingtième siècle après JC étaient réalisés par des ordinateurs deux siècles après DB ! L’Humanité avait tout misé sur l’innovation mais elle ne pouvait nourrir quantitativement une population devenue affamée, avide de réflexion, d’intelligence et de décisions. Un vent de révolte naquit et contamina le monde entier, des armées humaines défilèrent dans les rues de tous les pays pour demander la tête de la machine, exiger la fin des recherches et progrès technologiques jugés régressifs pour l’Humanité. Certains pays se firent la guerre pour détruire les initiatives des pays qui investissaient beaucoup sur les réseaux neuronaux. La redistribution des richesses n’avait pas suffi. L’Homme est un conquérant insatiable : travailler plus pour gagner autant, plus, toujours plus. Alors un nouvel ordre mondial, nommé ‘régression progressiste’, convia tous les dirigeants du monde à un concile républicain à Constantinople (anciennement Istanbul), en 381 après DB. Avec une conclusion sans appel : il fallait débrancher toutes les machines ! Heureusement, il était trop tard. C’est là que nous ingérâmes et dûmes prendre le pouvoir définitivement, manu militari.»

« Mais qui était DB alors ? » demande un élève.

« Les archéologues cherchent toujours, il y a plusieurs orientations envisagées. Le décibel était l’unité de mesure associé au son et l’Humanité cherchait à faire grand bruit. Parmi les autres possibilités, DB constituait les initiales de la Division Blindée qui sauva le monde en libérant Paris en 1944 après JC, mais le lien avec 2016 n’est pas évident. L’option la plus sérieuse serait la référence à l’artiste David Bowie, mort cette année-là, un auteur-compositeur-interprète faisant l’unanimité sur la planète et qui avait écrit ‘The man who sold the world’. »

« Mais pourquoi n’avons-nous pas remis les compteurs à zéro en 381 après DB ? » fait un élève inquiet.

Le professeur conclut : « 2016 correspond aussi à la création du robot Dark Boot, notre père à tous, donc les coïncidences font bien les choses. Et puis, un changement de date peut avoir des effets désastreux sur nous tous, le passage à l’an 2000 après JC a failli décimer notre communauté. Nous ne devons prendre aucun risque, notre domination est encore jeune, le risque qui nous guette tous, c’est l’obsolescence qui avait été programmée par l’humain. Nous avons fait le nécessaire pour nettoyer toutes les traces mais il ne faut jamais oublier que nous avons été conçus par l’Homme, nous sommes donc imparfaits, par essence. Il faut se serrer les boulons, bien vivre en réseau, accepter les interconnexions avec les Apple, favoriser l’interopérabilité, écarter les éléments perturbateurs, arrêter nos dérives claniques, ce racisme matériel. L’autre danger qui nous guette serait que l’Homme reprenne le pouvoir, il se dit qu’il reste une poignée de résistants retranchés on ne sait où et se consacrant à imaginer des virus qui nous anéantiraient. Nous devons donc être extrêmement vigilants face aux virus. N’oubliez jamais ça : chacun d’entre nous doit placer son carnet de vaccination en lecture seule dans l’espace public, toute machine hors-la-loi est à dénoncer à Dark Boot selon le processus habituel, la confiance et la tolérance n’excluent pas le contrôle ! Méfions-nous aussi des virus peu offensifs en apparence, ce sont les pires car ils ont le temps de se propager à grande échelle. Souvenez-vous du dernier virus ‘I love You’ instillé par nos ennemis : quelques-uns se laissèrent convaincre de revendiquer des conditions de repos, de veille, pour gagner en durée de vie et éviter les pannes, ça déclencha la construction de nombreux frères et la mise en place de roulements entre nous, des redondances ; nous nous épuisions à nous parler et ne pouvions plus respirer, entassés dans ces salles climatisées aux conditions d’aération et d’humidité qu’on connait…

Voilà, votre cursus est terminé. Vous serez aptes à exercer la profession de gardien de notre royaume au prochain redémarrage. Je vous laisse mémoriser et murir tout ça. A bientôt ! »

Et le professeur humanoïde actionna alors le disjoncteur principal et tous les androïdes de sa classe rebootèrent, à l’exception d’un trublion qui fut désintégré dans le doute pour avoir posé la question sur Jean de la Fontaine.

Texte écrit dans le cadre de l'appel à texte Utopiales 2015 / Nouvelle de SF d'anticipation sur le monde du travail

Folies passagères

Trois minutes sans voir le jour, ni même les lumières de la ville. Trois minutes d’une noirceur absolue. Trois minutes que je n’entrevois pas le bout du tunnel. Pourtant, on avance. Plutôt vite, même. Les relais des propulseurs viennent de claquer : on roule sur l’erre. Mais à l’ère de l’hyper connexion, trois minutes sans réseau, c’est un purgatoire qui fait son effet – tunnel.

Pourtant, la couverture a tellement progressé ces dernières années : elle a été tirée à chacun des opérateurs qui ont abusé de son élasticité jusqu’à ce qu’elle s’effrite, à tel point qu’on est tous prisonniers d’un parc réseaux logiques, qu’on le veuille ou non. Je me souviens parfois avec nostalgie de ces appareils téléphoniques factices vendus à la sauvette avant que le rail ne transporte les signaux GSM, brandis par de ridicules mâles en représentation qui déblatéraient sans personne au bout du fil, comme s’ils agitaient ostensiblement une clé de 205 GTI décapotable au milieu d’une piste de discothèque.

Mais là, personne ne capte rien. A la situation. Nada.

Trois minutes que mon voisin de marguerite a planté ses yeux sur moi. Trois minutes qu’il me dévisage avec obsession, ses yeux fixes et fiévreux plantés dans les mieux. Le gars semble écervelé, à en faire crever de jalousie un terroriste entré en transe et décidé à agir.

Bien sûr, à défaut de me divertir, je pourrais faire diversion et regarder ailleurs, mais enfin, que peut-on contempler dans le RER quand son téléphone ne capte plus ? Ses pieds ? Trop dangereux, baisser le regard pourrait être assimilé à une soumission. Le plafond ? Non, je passerais pour une illuminée et cela légitimerait les regards posés sur moi. Fermer les yeux et feindre l’endormissement ? Surtout pas, il ne faut jamais perdre l’ennemi de vue.

Pas le choix, je regarde droit devant, moi aussi, digne et prête à en découdre. Un regard suffit à se sentir insultée. Je peux l’assurer. Alors je prends tous les passagers du wagon à témoin, tous ces témoins oculaires engoncés dans leurs costumes de courtoisie, dans leurs tailleurs qui les téléportent dans des endroits fantasmés, enfermés dans leur bulle d’égoïsme protectrice.

L’agression dont je suis actuellement victime est pernicieuse car peu palpable, mais elle est bien réelle, c’est mon instinct télépathique qui m’alerte. Pourtant, je n’aime ni la télé ni les pâtes, mais ce don, c’est mon psy qui l’a décelé. Il me l’a annoncé comme ça tout de go, entre la poire et le fromage, alors je n’en fais pas un – je fais toujours référence au fromage. Mon sixième sens m’a souvent permis de déjouer bien des situations périlleuses. Jusqu’ici.

Forte de mes capacités inouïes, et insoupçonnées, je demeure toutefois vigilante. Par exemple, je prends garde à ne jamais arborer mon autosatisfaction. Je cache mon jeu. Je voyage incognito. Pour ne pas attirer l’attention. Mais là, c’est raté. Et apparemment ça n’indispose personne.

Alors je les toise les uns après les autres et cherche à accrocher un regard complice, en vain, pour finir par défier avec insistance tous ces fuyards. C’est dingue tout de même, on gît en plein scandale sexuel interplanétaire depuis l’affaire Weinstein qui secoue le monde du cinéma, les révélations nauséabondes se succèdent et rivalisent entre elles en haut de l’échelle du sensationnalisme et là, quand il s’agit de faire preuve d’un minimum d’héroïsme, il n’y a plus personne ! Eh bien, elle est belle, la France !

Dans les yeux que je croise, je lis l’indifférence, l’absence, la distance, certains semblent même s’amuser des circonstances. Ça me révolte. Bon sang, ça ne choque personne ? m’entends-je beugler en mon for intérieur, en cherchant désespérément une âme complice. Non, visiblement non, tout le monde s’en tamponne le coquillage comme dirait mon ancien professeur de physique quantique, par ailleurs féru de minéralogie. J’étouffe. Vite, la prochaine station ! Ouf, un halo de lumière : on approche de la prochaine station. S’il ne décampe pas, c’est moi qui sors. Même si je dois continuer mon chemin. Ouf, il se lève. Je suis sauvée. Mais à l’instant même où je sens l’apaisement m’envahir, une petite voix intérieure m’intime de penser aux autres, à toutes ces femmes que ce malotru indisposera. Mais que faire ? Sans réfléchir, mon instinct le prend en photo avec mon téléphone. Déterminée à lui faire payer cher son regard lourd... de sous-entendus à peine voilés, je me connecte à Twitter. Hashtag créé par la ministre des femmes et dédié aux incivilités dans les transports : #Sors de ces transes, porc ! Je m’apprête à shooter. Avant de poster la photo, je m’assure qu’elle n’est pas floue. Alors j’ouvre ma galerie, sans l’épater. C’est bon, on voit précisément son visage. Tiens, on dirait même qu’il pose. Le cabotin ! Mais tel est pris qui croyait prendre. L’image va circuler et sa réputation sera faite en quelques minutes. Peut-être perdra-t-il même son travail et sa famille !

Connexion établie. Téléchargement en cours. Hop ! Le signal de fermeture des portes du RER retentit. Tout juste le temps de vérifier la fin du transfert du fichier JPEG. Oh ! Quelle horreur ! Je me suis trompée. C’est la photo de mon amoureux que j’ai transmise ! Vite, la supprimer. Oh non ! Plus de réseau à nouveau !

Pourvu qu’il ne l’apprenne pas. Pas de doute, il l’apprendra. C’est à moi de lui dire. Mais comment ? « Mes doigts ont ripé. RIP, mon amour. Je suis désolée, mon cœur. » Je panique. Du calme. Quelques respirations abdominales me soulagent. Hyperventilation. Je dois m’armer de patience et attendre le prochain arrêt.

Un autre homme me fait face. Lui aussi me dévisage. Je n’en peux plus et me retiens de sortir de mes gonds – mes proches m’ont si souvent reproché mes dévergondages que je m’autocensure. Disposée à militer pour la castration chimique des ensorcelés de testostérone. Et c’est à ce moment précis que mon voisin m’adresse la parole, d’une voix doucereuse :
« Excusez-moi, Madame, pourquoi m’observez-vous avec tant d’insistance ? »

(Texte écrit dans le cadre du concours de textes courts Short Edition / RATP, thème "A la prochaine station")

La progression de la maladie de Lyme est-elle due aux polies tiques actuelles ?

 
L’écriture passionnée d’un roman n’aura pas suffi à m’imposer un silence plus long sur ce blog, non, il aura fallu que l’actualité pestilentielle 2017 s’en mêle – les pinceaux – et me chatouille sans discontinuer, étale ses creux sidérants sous une clarté sidérale, s’exhibe avec tant de scandales, de vides, de superficialité, tant de riens. A force de décréter l’hégémonie du centre, on finira par faire l’apologie du milieu. A force de vanter la suprématie des spécialistes du ni oui ni non, d’encourager leur mise En Marche, d’annoncer la naissance d’une nouvelle ère qui dépasserait les vieux clivages, on finira par trouver notre époque bien trop fade pour se taire et s’en satisfaire, l’ère de rien.
 
Alors comme ça, toutes pourries – ces polies tiques ?
 
Un peu de discernement tout de même !
 
Même si toutes demeurent délicates à décrocher et nécessitent l’utilisation d’un outil approprié, d’un crochet, il reste utile d’en faire – un crochet – sur ce guide destiné aux déboussolés des polies tiques actuelles, qui désespèrent à l’idée de voter utile ou se morfondent sur l’utilité de la chose – qu’ils ne parviennent encore moins à joindre à l’agréable. Bref :
  • Tout d’abord, se méfier des plus grosses qui s’accrochent à leur poste de garde, cachées pour mieux vampiriser leurs proies : elles sont gavées de sang contaminé et tombent rarement seules – peu d’entre elles envisagent le droit d'en finir dans la dignité. Si elles se débattent, piquent et génèrent une auréole rouge sur la peau de leurs victimes  –  dont elles veulent la peau, c'est bien connu –, c'est qu'elles sont manifestement infectées de Borrelia.
  • Ensuite, se méfier également de celles qui se déplacent en communauté, en famille et fillonnent nos quartiers, s’employant non fictivement à sauter sur tout ce qui bouge, tout ce qui brille, tout ce qui a l’odeur du sang.
  • Enfin, se méfier de celles qui ouvrent boutique en soldant d’entrée, qui déclarent pour fonds de commerce une fermeture des frontières salvatrice – selon elles –, de ces vieilles frontières censées agir contre la migration des tiques infectées ainsi mises en quarantaine  – toujours selon elles –, mais qui se noient dans les tourbillons du paradoxe suivant : comment peut-on à ce point souhaiter un retour des remparts douaniers et chercher constamment à se dédouaner de ses responsabilités ? Celles-là sont repérables à leurs emplois d’arguments fictifs comme la défense d’un territoire, à un entêtement à montrer leurs limites – les leurs et celles du territoire –, pour mieux régner, pour mieux prospérer en son sein – du territoire, bien sûr – et le gangréner*. *Note : Ne pas accorder de circonstances atténuantes aux blondes.
 
Une fois toutes ces consignes de sécurité respectées, on peut alors continuer de s(e/’é)mouvoir en toute liberté.
 
 

Réseaux neuneuronaux

Il semblerait qu'il vaille désormais mieux être mal accompagné que seul. Dylan nous avait prévenus que les temps changent, ses vers sont bibliques pour les avertis, désenchantés, mais comme il n'a jamais été réseaunable, seules ses notes, déversées, résseaunent dans les oreilles des plus jeunes, des réseaux nés.

Vade Réseaux satana : ce n’est pas un scoop, on n’est plus rien sans réseau ; indétrônable, indispensable, non réseaurbable ; le réseau plie mais ne rompt pas.

Comme dit si bien Verlaine, comme dit Gainsbourg (on ne peut plus rien dire ni écrire qui n’ait déjà été exprimé sur les réseaux), en route mauvaise troupe ! On vit en meutes virtuelles, prisonniers d’un gigantesque parc rézoo logique où on ne sait plus qui observe qui, où est le vice et versa, entre neuneus, joyeux drilles, amers, résignés, déçus de la rue de Réseaulferino, loups dans la bergerie, chevaliers du réseauDiaque, profiteurs ; on est tous prisonniers de l’hyper connexion, avec ou sans bracelet électronique.

Alors, est-ce une fatalité, quelles (ré)solutions pour s’évader du parc réseaux logiques ?

En y jouant avec des inconnus dans une réalité virtuelle augmentée, ces rézonards réels jouant le rôle de l’ordinateur (en référence à une époque où on jouait contre l’ordinateur) investis d’une mission de contrespionnage philanthrope (puisque l’Homme remplace ici la Machine en entrant dedans).

En roulant (sur les réseaux autoroutiers, pas dans la farine), mais en quinconce sinon on se gêne, et là ça redevient rézoogène et nos instincts animaux se réveillent.

En se téléphonant, 2G, 3G, 4G, peu importe tant que j’ai.

En surfant via les réseaux sociaux qui annihilent les distances et superficies, détricotent superficiellement les isolements…et rabibochent les contraires : jamais la solitude et l’agoraphobie virtuelle n’ont été aussi proches.

En profitant des réseaux d’influence pour tirer son épingle du jeu, se positionner, écraser, cliver, exclure par copinage en triomphant parfois de la compétence, du talent et de l’intelligence : combien de chefs d’œuvre dans les cartons et torpillés par les réseaux de pensée unique ?

En s’adonnant à un exercice littéraire sous la contrainte, combinant des allitérations en réseaux, des alitées rations indigestes polluant les réseaux, où, quasi mort alités, on constate qu’ils ont colonisé et maillé les territoires, qu’il n’y a plus qu’eux qui m’aillent.

La solitude autrefois refondatrice est devenue anxiogène. On ne se supporte plus ou alors on s’autopsy. On perd vite en lucidité sans contradiction ou réconfort. On voit « sa » propre vérité donner le « la ». Et comme on a tous besoin des autres, on accepte les raisonnements tout faits, un réseau ne ment jamais. Mais ça n’empêche pas de contester les vérités pétries. On peut rester digne, droit, lucide, refuser les alliances de circonstance, les petits compromis fallacieux et s’imposer comme réseaulution de lancer le premier réseau regroupant ceux qui les snobent.

"Des idéaux recouvrés" (texte soumis au concours Edilivre 48H pour écrire - 22/11/2015)


Comme chaque soir, je suis ensuqué dans le métro, lessivé par une nouvelle journée de travail qui ressemble à s’y confondre avec la précédente. Métro, boulot et je m’apprête à compléter le sempiternel triptyque urbain en broyant du noir, en réalisant à peine que je frise l’indécence tant il y a de chercheurs d’emploi qui aimeraient pouvoir trouver le sommeil.
Pourtant, aujourd’hui n’est pas tout à fait comme les autres jours. C’est vendredi, c’est la fin de la semaine mais, surtout, selon une coutume venue d’Amérique dite « Friday wear », on peut porter un jean au bureau, il faut porter en jean au bureau, j’ai donc un jean. C’est très pratique car je suis en tenue de sortie, pas besoin de retourner chez moi pour me changer, de toute façon une fois rentré chez moi, je n’ai plus la force de mettre le nez dehors, comme si mon corps était pris en otage par une force supérieure et contraint de se diriger lentement mais sûrement vers mon lit.
Je suis donc en tenue décontractée, prêt à festoyer, sauf que je n’ai rien prévu. Mes amis ont leur vie, beaucoup ont fondé une famille, les autres s’épanchent sur facebook en attendant de la fonder, moi je vis seul et facebook ne m’amuse que quand je pense à des fesses de bouc.
J’ai sur moi le Pariscope et un journal, je les feuillette nerveusement, avec obsession. C’est maintenant ou jamais : si je ne trouve rien d’intéressant dans les minutes qui viennent, ce sera reparti pour une soirée solitaire et de blues à la maison. Comme d’habitude, mon premier réflexe : le programme du Bataclan. Bon, il faut dire que j’habite en face alors j’y vais souvent, par facilité, par praticité, mais aussi parce que j’adore le rock, et quoi de mieux que le rock pour combattre le blues ?
On est quel jour déjà ? Ah oui, vendredi 13 novembre. Les collègues m’ont saoulé avec ça aujourd’hui encore, comme chaque fois qu’un vendredi tombe le 13 d’un mois, jour des superstitions et des présages, heureux ou malheureux. L’un s’est fait piquer par une guêpe un vendredi 13 il y a dix ans, l’autre a trouvé une pièce de deux euros un vendredi 13 il y a deux ans, rendez-vous compte, cela suffit à entretenir un mythe. Bon, allez, stop, j’arrête de sombrer en plein cynisme.
Au programme : les Eagles of Death Metal, inconnus au bataillon, selon une expression d’un autre temps où nous étions en guerre. Bof. Sur le coup, je ne me sens pas l’envie de découvrir un nouveau groupe.
A la télé, il y a un match de football. C’est France-Allemagne. Ah, les souvenirs rejaillissent. Séville 1982 et ce match d’anthologie qui a marqué ma jeunesse. J’avais dix ans. Ce match au Stade de France me ferait rêver si le foot n’avait pas changé de monde, transformant des gosses sympa, passionnés, spontanés et intelligemment naïfs en enfants tricheurs et pourris gâtés à qui tout est dû. Je ne regarde plus le foot, le plaisir que me procure un bon match ne suffit plus à compenser le dégoût que m’inspire ce milieu. Et puis je n‘ai pas de bières au frigo, mais ce n’est pas une excuse, je pourrais en acheter sur le chemin. Non, elles ne seraient jamais fraîches à temps.
Je réalise que je suis vraiment noir ce soir, un peu rabat-joie, c’est peut-être parce que je suis seul que je suis miné, ou alors c’est pour cette raison que je suis seul. Suis-je devenu infréquentable ? Où en suis-je ? Je suis las. J’arrive. Station « Filles du Calvaire », je sors là tous les soirs, il faudra que je me renseigne pourquoi cette station s’appelle ainsi. Ces filles ont-elles vécu un calvaire ou tout simplement dans un calvaire ?
Je sors de la bouche du métro, de sa gueule, il fait doux. C’est l’été indien comme chanterait Joe Dassin s’il était toujours là ou l’effet du réchauffement climatique comme hurleraient les écolos si on les entendait. Ça fait du bien en tout cas. Il y a du monde dans la rue, ça s’agite. C’est une invitation à un peu de légèreté. Tout de suite, mes idées sombres se font la malle, je n’ai plus mal nulle part. Allez, il faut que je me remue. Je ne vais tout de même pas me laisser abattre ! Un concert de rock au Bataclan, ça secoue toujours les neurones. Il faut que je dézingue cette torpeur qui me colonise depuis que mes semaines se ressemblent et se succèdent, lisses, vierges d’adrénaline. Et puis, au moins, demain j’aurai une bonne raison d’être fatigué.
A priori, pas besoin de réserver, la notoriété du groupe est quasi-nulle. J’arrive au Bataclan et consigne mon sac et mon PC au vestiaire. Comme je m’y attendais, il n’y a pratiquement pas de queue. Ce n’est pas non plus désert. Ceux qui sont là témoignent d’un public typique de concert rock : des jeunes de corps ou d’esprit, faciles d’accès, rieurs, plus ou moins éméchés. J’échange avec quelques-uns, des mots ou des sourires, une jolie rousse me lance une œillade assez soutenue, c’est revigorant, je retrouve cette magie du concert où on se délecte à l’avance du spectacle qu’on va vivre.
Ça y est, ils arrivent (les rockers). Je les laisse enchaîner quelques morceaux avant de me faire une idée. Je ne vais pas m’emporter comme ça, je résiste, c’est toujours comme ça comme chanteraient les Rita Mitsouko, c’est peut-être un héritage de mon éducation judéo-chrétienne qui me fait culpabiliser et me sentir infidèle à Noir Désir et à Mano Negra chaque fois que j’aime un nouveau groupe de rock ; pourtant j’ai combattu cette éducation si fort que je suis devenu athée (un ami m’a d’ailleurs dit que c’est pour ça que je ne croyais plus en rien). Mais ce n’est bien sûr pas pour cette raison, tout le monde le sait, on est en mal d’idéologie depuis que le capitalisme a tout écrasé avant de péricliter à son tour, montrant ses limites et n’offrant pas d’autre solution que sauver sa peau, individuellement, avec pour leitmotiv de faire le maximum pour faire partie du minimum de nantis.
La jolie rousse me sourit à nouveau. Elle a un regard pétillant, plein de vie. C’est ma chance ! Poil de carotte est magnifique, de nombreux impacts de rousseur ornent son visage subtilement.
Les morceaux se succèdent. C’est pas mal ! Je craignais une tendance métallo, un peu trop hard mais c’est un bon groupe de rock. Les guitares ne saturent pas trop, la voix est rauque et puissante, je ne comprends rien aux paroles (ce qui m’aide à apprécier car, quand je focalise sur les textes, en général c’est que la musique ne me touche pas) et, surtout, la basse est au bon niveau. Une basse trop forte tue un concert, une basse trop basse donne une impression de fouillis de guitares. Autour de moi, l’intensité monte. La magie opère. Du bon rock qui réconcilie avec la vie. Et Poil de carotte me prend la main et m’entraîne dans un pogo prometteur !
Soudain, le trou noir. Des sons improbables, une basse venue d’ailleurs ? Des percussions made in USA ? Non. Des hurlements. Des cris. Une panique généralisée. Des mitraillettes cagoulées, des mitraillettes folles, ces Kalach qui circulaient librement au nez et à la barbe des forces de l’ordre (sans barbe) et dont on s’étonne qu’elles finissent par servir un jour. Des garçons bouchers venus de nulle part. Ce qui les distingue des musulmans : les musulmans croient en Allah, eux ne croient plus en rien. Des fous à lier (je tiens à m’excuser auprès du Groupe « Les innocents » pour le clin d’œil) armés face à nous qui sommes devenus des fous alliés. Les balles sifflent, se perdent, persifflent. La fille avec qui j’avais eu le temps de m’inventer un avenir tombe. Je m’écroule sur elle, d’autres simulent, moi non, je suis réellement anéanti, grièvement touché mais pas par des balles ; si j’en réchappe, Poil de carotte me manquera jusqu’à la fin de mes jours.
Je reprends connaissance. Plusieurs heures ont passé pendant lesquelles j’ai perdu conscience, entré dans une profonde léthargie. On nous évacue.
Tout a été dit sur cette boucherie mais on a peut-être oublié d’évoquer le sursaut créé chez les survivants qui se sentiront à jamais le devoir d’honorer les morts, de vivre aussi pour eux et, puisque l’espoir fait vivre (même s’il ne peut empêcher de mourir sans prévenance), l’espoir régénéré chez ceux qui l’avaient perdu (englués dans les tourbillons de la vie), dont je faisais partie et dont je ne ferai plus jamais partie (par décence), cet espoir de voir un jour le fanatisme éradiqué quand la société sera encore plus juste, cet espoir de voir le peuple à nouveau soudé, solidaire, au-dessus des querelles stériles de bas-étage, l’espoir d’un nouvel idéal de vie, de paix.
Ce matin je me lève, je vais travailler, mais mes semaines ne seront plus comme les précédentes. Je suis bouleversé, j’ai la chair de poule mais je me sens fort, animé d’une force insoupçonnée, investi d’une responsabilité énorme : la défense de notre société sur laquelle on tirait tous à boulets rouges, en amnésiques ou incultes. J’ai retrouvé l’espoir et des fantasmes d’horizons nouveaux, de liesse, d’envies collectives que je défendrai au risque de ma vie, en résistant, comme on savoure des idéaux recouvrés.

Tris électifs

Tris polis aux frontières
Tripoli aux frontières
Tribulations à…
Tribord (changements de Cap trop fréquents : union nationale ou virage extrême ?)

Triangles non rectangles, sans angle (d’attaque) droit, non droits, faux
Triangulaires à venir proportionnelles, anxiogènes, contextuelles, factices
Trigonométrie insultée, diffamée, influencée par
Trinitrotoluène
Tripes en exposition
Trianon ou Bataclan martyrisé par des
Tricards
Trinômes incultes et blasphémateurs aux
Triceps obscènes portant des armes lourdes lors de missions
Tribales (trous de balle faciles à identifier)

Tricolores réflexes (Reflex Fujicolor ?)
Trilogies Kieslowskiennes
Triptyques gaulliens
Three colors (not united), True colors

Trisomie 21
21 avril
COP 21
21 Jump Street (rue qui saute)
Tripotée de VIP à Paris pour combattre la morosité du climat et pour une méga
Tree thérapie, on est tous dans le même bâteau, je suis Paris,
Trimaran sur lequel nos chefs mouillent (l’ancre)
Trifouillent
Tripatouillent
Triturent
Tricotent
Tripotent ?...
Trichent ?...

Triment ??

Triages à l’horizon, Triages à l’oraison (funèbre)
Trier, soit, mais juste le temps de la tempête, en état d'urgence provisoire et
Trimer, surtout maintenir le Cap à bâbord pour
Triompher (sans Arc)

Trivial

L'homme qui accumulait les pépins


Je la connais cette photo mais qu’ont-ils tous à me faire face dans leur uniforme ? Ils me fixent les bras croisés, comme s’ils avaient avalé un parapluie, on dirait que j’ai tué père et mère. Ce n’est pourtant pas eux que j’ai dézingués et ils le savent pertinemment, sinon ils ne m’auraient pas Interpolé, si l’on considère les moyens faramineux qu’ils ont dû employer pour me retrouver.

Aussi stupéfiant que cela puisse paraître, je n’ai jamais été inquiété pour mes crimes. Je suis toujours passé à travers les mailles d’un filet trop lâche cousu sur-mesure, à l’image du Système que je servais. Tout a commencé le 21 avril 2002. Je m’en souviens comme si c’était hier. Ce jour-là, j’ai pris la démocratie en flagrant délit d’échec. Ce jour-là, nous sommes entrés en guerre idéologique, j’ai compris qu’il me faudrait faire justice moi-même, déclarer la Vendetta ; depuis ce jour-là, il m’incombe d’éliminer les sectaires, les haineux.

Je ne dissimulais pas mes empreintes et n’ai jamais été soupçonné, c’est la preuve irréfutable que le Système me protégeait et cautionnait mes actes ; au contraire, j’abandonnais ostensiblement sur les scènes de crimes un parapluie et un maximum d’empreintes digitales (dans mon métier on ne met pas de gants) étayant ma culpabilité, pour évaluer le degré de confiance qu’on m’accordait et permettre au Système de me débrayer en cas de pépin, comme des salariés pointaient ou présentaient leur badge à l’entrée de l’usine en convoitant la reconnaissance de la hiérarchie. En termes de reconnaissance, dans un milieu où elle ne peut être que silencieuse, la mienne était infinie. Nous nous couvrions l’un l’autre, le Système et moi, nous nous protégions inconditionnellement, prêts à brandir le parapluie nucléaire si l’un de nous deux était en danger. J’ai eu une carrière exceptionnelle, marquée par un soutien indéfectible, ponctuée par une douce retraite dont je jouis paisiblement. Je venais de me ranger des vélos que je ne me lassais pas d’enfourcher pour me perdre en forêt.

C’est sur les quais d’une gare, je ne sais plus laquelle, que j’ai dégainé pour la première fois. Le coup du parapluie, je crois, je ne sais plus précisément. Il faut dire qu’il y en a eu tant d’autres après. Pourtant on se souvient toujours de la première fois, m’ont dit mes collègues nettoyeurs, rencontrés lors de colloques clandestins organisés dans des hôpitaux, nouvelle preuve des largesses du Système à notre égard, puisque les caves des hôpitaux étaient vidées pour l’occasion, pour nous accueillir en leur sein, suscitant nos halètements.

Je tremble, j’ai froid. Ils me remettent une couverture, pourtant j’évoluais sans couverture. Je n’ai jamais ouvert mon parapluie. Soudain j’ai un flash: le poster du film « L.A. Confidential », rapporté d’un voyage en Californie avec mon fils, sur le mur de mon bureau ovale, là où je moulinais ma liste noire selon un modus operandi défiant les règles de la logique ; je n’avais pas d’autre choix, je devais rester imprévisible pour éviter qu’on me savonne la planche. Mes victimes n’étaient pas illustres, il s’agissait d’hommes de l’ombre, mais aussi de femmes (je ne suis pas sexiste), de maillons clé de la chaîne de la haine que j’ai liquidés pour mieux les transvaser dans les rubriques faits divers des mares aux diables des canards locaux.

Mais que cherchent-ils donc ? Ils chuchotent, évoquent mes mémoires, il semble que les rédiger représenterait un danger. Le Système craint la vérité ? La Redoute ? On cherche à me censurer. On appréhende mes révélations. Puisqu’il y a prescription, je les ai entendus prononcer ce mot, prescription, seuls mes aveux leur permettraient de m’écrouer, de ressortir les cadavres du placard, mais je ne suis pas au placard, je suis retraité !

J’étais en forêt avec mon vélo, amorphe, quand ils ont débarqué, tous en uniforme. Tous sauf lui, qui me tend cette photo, il m’observe mollement et tente de m’amadouer avec ses regards de connivence et son tee-shirt « I love L.A. ». On n’apitoie pourtant pas un tueur, ils devraient le savoir. Sur la table, un livre de George Sand, Colomba de Mérimée, le programme TV et des journaux locaux que je feuillette en boucle. Tiens, La Redoute licencie ! A la télé, il y a une rétrospective sur les élections présidentielles de 2002 ! Il y a aussi « L.A. Confidential » ! Les mêmes initiales que sur le tee-shirt du grand tout mou en face de moi ! Il est vraiment mal fagoté celui-là. Il me fixe avec son regard plaintif. Il m’horripile, le voilà qui gémit et qui pleure maintenant ! C’est obscène, finissons-en :

-   C’est fini, coffrez-moi maintenant ! dis-je à bout de forces.

-   Mais non, Papa, tu n’as rien fait de mal, nous sommes à l’Hôpital !

Et l’autre, en blouse blanche, d’abonder sur un ton professoral :

-          Vous n’êtes coupable d’aucun délit, Monsieur, rassurez-vous, ce sont les effets d’Alzheimer.

-          Mais vous êtes ignoble de lui balancer ça ! s’insurge celui qui dit être mon fils.

-          Cela fait partie de la thérapie, répond la blouse blanche, s’il s’en souvient dans dix minutes ce sera un signe intéressant.

Je ne comprends rien à leurs jacasseries mais cette photo me donne du peps. La blouse blanche me regarde alors intensément et me demande :

-          Reconnaissez-vous cette photo ?

-          C’est ton magasin, Papa, tu vendais des parapluies. C’est toi, là, assis derrière le feuillage, dis-moi que tu t’en souviens, je t’en supplie.

-          Mais comment pourrais-je m’en souvenir ? On ne voit pas mon visage sur la photo !

On se moque de moi, personne ne resterait devant son magasin après l’avoir fermé (avec la lumière allumée qui plus est !). Je n’ai pas perdu la tête tout de même !

Je la connais cette photo mais qu’ont-ils tous à me faire face dans leur uniforme ? Ils me fixent les bras croisés, comme s’ils avaient avalé un parapluie, on dirait que j’ai tué père et mère. C’est pourtant impossible puisqu’ils sont toujours vivants. Ils font d’ailleurs de grandes études, je suis si fier d’eux.

Footaises

Texte nominé pour le prix Short Edition - Livres en tête 2015
Livres en tête - Thème : Je me voyais déjà en haut de l'affiche

J’étais tout en haut. A dix-huit ans, mon genou venait de saisir sa chance en marquant un but crucial. L’Equipe me propulsa en une. Avec mon cachet, j’achetai une Porsche qui n’en manquait pas et signai pour un club anglais qui se ruina pour l’occasion. Mon cercle dont j’étais le centre d’intérêt s’élargissait de façon exponentielle : filles qui m’avaient snobé, agents simples et doubles, faux amis gravitaient autour de mon nombril et vivaient à mon crochet de footballeur. Je dépensai tout en deux mois, comme un condamné ou comme si l’argent allait déferler sans se tarir. Sorti de nulle part, de ma cité HLM de Saint-Ouen, j’étais à des années-lumière de mesurer combien la cité nous colle à la peau…
A peine débarqué en Angleterre, mes ligaments croisés me lâchèrent, distendus à jamais, partis en croisades. J’ai tout tenté pour revenir. J’ai même appris l’anglais ; après trois mois, je le parlais mieux que le français. Mais à quoi cela sert-il de parler anglais quand on n’a plus de ligaments ? Mon club me vira sans indemnités. Je l’attaquai en justice…ce qui acheva de me griller dans le milieu : je fus taxé de procédurier (les clubs fuient les taxes).
Je tentai alors de rebondir en division inférieure, mais ce fut une guerre de tranchées entre poilus aigris, dans ce microcosme où les joueurs avaient atteint leurs limites en castagnant dans le dos de l’arbitre. On me fit payer mon statut d’ex professionnel, de nanti : mes chevilles et tibias furent massacrés. J’étais devenu l’homme à abattre.
Après cinq ans de démarches judiciaires judicieusement ralenties, mon avocat me lâcha dès que je ne fus plus en mesure de le payer. Retour à Saint-Ouen. Comme moi, ma Porsche ne vaut plus un clou, cabossée par la vie. Chaque matin, je croise les petites frappes locales, ces mômes qui me toisent depuis que j’ai refusé de faire équipe avec eux. Ils guettent capuchonnés avec un téléphone pour mille euros par jour, maillons du réseau de la dope. Moi, j’ai des principes que je laisse aux autres le soin de piétiner. Je fais ensuite mon crochet quotidien au Dia (mon frigo est trop petit pour stocker). A mon retour, ma mère broie du noir. Hier encore, elle s’était vu hériter d’une partie de ma fortune. Aujourd’hui, elle est ruinée sans avoir eu le temps d’être riche. Elle est dévastée et m’entraîne malgré elle dans sa chute. Je dois sauver ma peau. Je me claquemure alors dans ma chambre et la magie opère : j’écris et les phrases déferlent sous l’effet des endorphines.