Comme chaque soir, je
suis ensuqué dans le métro, lessivé par une nouvelle journée de travail qui
ressemble à s’y confondre avec la précédente. Métro, boulot et je m’apprête à
compléter le sempiternel triptyque urbain en broyant du noir, en réalisant à
peine que je frise l’indécence tant il y a de chercheurs d’emploi qui
aimeraient pouvoir trouver le sommeil.
Pourtant, aujourd’hui
n’est pas tout à fait comme les autres jours. C’est vendredi, c’est la fin de
la semaine mais, surtout, selon une coutume venue d’Amérique dite « Friday
wear », on peut porter un jean au bureau, il faut porter en jean au bureau,
j’ai donc un jean. C’est très pratique car je suis en tenue de sortie, pas
besoin de retourner chez moi pour me changer, de toute façon une fois rentré
chez moi, je n’ai plus la force de mettre le nez dehors, comme si mon corps
était pris en otage par une force supérieure et contraint de se diriger lentement
mais sûrement vers mon lit.
Je suis donc en tenue décontractée,
prêt à festoyer, sauf que je n’ai rien prévu. Mes amis ont leur vie, beaucoup
ont fondé une famille, les autres s’épanchent sur facebook en attendant de la
fonder, moi je vis seul et facebook ne m’amuse que quand je pense à des fesses
de bouc.
J’ai sur moi le Pariscope
et un journal, je les feuillette nerveusement, avec obsession. C’est maintenant
ou jamais : si je ne trouve rien d’intéressant dans les minutes qui
viennent, ce sera reparti pour une soirée solitaire et de blues à la maison. Comme
d’habitude, mon premier réflexe : le programme du Bataclan. Bon, il faut
dire que j’habite en face alors j’y vais souvent, par facilité, par praticité,
mais aussi parce que j’adore le rock, et quoi de mieux que le rock pour
combattre le blues ?
On est quel jour
déjà ? Ah oui, vendredi 13 novembre. Les collègues m’ont saoulé avec ça
aujourd’hui encore, comme chaque fois qu’un vendredi tombe le 13 d’un mois,
jour des superstitions et des présages, heureux ou malheureux. L’un s’est fait
piquer par une guêpe un vendredi 13 il y a dix ans, l’autre a trouvé une pièce
de deux euros un vendredi 13 il y a deux ans, rendez-vous compte, cela suffit à
entretenir un mythe. Bon, allez, stop, j’arrête de sombrer en plein cynisme.
Au programme : les
Eagles of Death Metal, inconnus au bataillon, selon une expression d’un autre
temps où nous étions en guerre. Bof. Sur le coup, je ne me sens pas l’envie de
découvrir un nouveau groupe.
A la télé, il y a un
match de football. C’est France-Allemagne. Ah, les souvenirs rejaillissent.
Séville 1982 et ce match d’anthologie qui a marqué ma jeunesse. J’avais dix
ans. Ce match au Stade de France me ferait rêver si le foot n’avait pas changé
de monde, transformant des gosses sympa, passionnés, spontanés et
intelligemment naïfs en enfants tricheurs et pourris gâtés à qui tout est dû.
Je ne regarde plus le foot, le plaisir que me procure un bon match ne suffit
plus à compenser le dégoût que m’inspire ce milieu. Et puis je n‘ai pas de
bières au frigo, mais ce n’est pas une excuse, je pourrais en acheter sur le
chemin. Non, elles ne seraient jamais fraîches à temps.
Je réalise que je suis
vraiment noir ce soir, un peu rabat-joie, c’est peut-être parce que je suis
seul que je suis miné, ou alors c’est pour cette raison que je suis seul. Suis-je
devenu infréquentable ? Où en suis-je ? Je suis las. J’arrive. Station
« Filles du Calvaire », je sors là tous les soirs, il faudra que je
me renseigne pourquoi cette station s’appelle ainsi. Ces filles ont-elles vécu
un calvaire ou tout simplement dans un calvaire ?
Je sors de la bouche du
métro, de sa gueule, il fait doux. C’est l’été indien comme chanterait Joe
Dassin s’il était toujours là ou l’effet du réchauffement climatique comme
hurleraient les écolos si on les entendait. Ça fait du bien en tout cas. Il y a
du monde dans la rue, ça s’agite. C’est une invitation à un peu de légèreté.
Tout de suite, mes idées sombres se font la malle, je n’ai plus mal nulle part.
Allez, il faut que je me remue. Je ne vais tout de même pas me laisser
abattre ! Un concert de rock au Bataclan, ça secoue toujours les neurones.
Il faut que je dézingue cette torpeur qui me colonise depuis que mes semaines
se ressemblent et se succèdent, lisses, vierges d’adrénaline. Et puis, au
moins, demain j’aurai une bonne raison d’être fatigué.
A priori, pas besoin de
réserver, la notoriété du groupe est quasi-nulle. J’arrive au Bataclan et
consigne mon sac et mon PC au vestiaire. Comme je m’y attendais, il n’y a
pratiquement pas de queue. Ce n’est pas non plus désert. Ceux qui sont là témoignent
d’un public typique de concert rock : des jeunes de corps ou d’esprit,
faciles d’accès, rieurs, plus ou moins éméchés. J’échange avec quelques-uns,
des mots ou des sourires, une jolie rousse me lance une œillade assez soutenue,
c’est revigorant, je retrouve cette magie du concert où on se délecte à
l’avance du spectacle qu’on va vivre.
Ça y est, ils arrivent
(les rockers). Je les laisse enchaîner quelques morceaux avant de me faire une
idée. Je ne vais pas m’emporter comme ça, je résiste, c’est toujours comme ça
comme chanteraient les Rita Mitsouko, c’est peut-être un héritage de mon
éducation judéo-chrétienne qui me fait culpabiliser et me sentir infidèle à
Noir Désir et à Mano Negra chaque fois que j’aime un nouveau groupe de rock ;
pourtant j’ai combattu cette éducation si fort que je suis devenu athée (un ami
m’a d’ailleurs dit que c’est pour ça que je ne croyais plus en rien). Mais ce
n’est bien sûr pas pour cette raison, tout le monde le sait, on est en mal
d’idéologie depuis que le capitalisme a tout écrasé avant de péricliter à son
tour, montrant ses limites et n’offrant pas d’autre solution que sauver sa
peau, individuellement, avec pour leitmotiv de faire le maximum pour faire
partie du minimum de nantis.
La jolie rousse me
sourit à nouveau. Elle a un regard pétillant, plein de vie. C’est ma
chance ! Poil de carotte est magnifique, de nombreux impacts de rousseur
ornent son visage subtilement.
Les morceaux se
succèdent. C’est pas mal ! Je craignais une tendance métallo, un peu trop
hard mais c’est un bon groupe de rock. Les guitares ne saturent pas trop, la
voix est rauque et puissante, je ne comprends rien aux paroles (ce qui m’aide à
apprécier car, quand je focalise sur les textes, en général c’est que la
musique ne me touche pas) et, surtout, la basse est au bon niveau. Une basse
trop forte tue un concert, une basse trop basse donne une impression de
fouillis de guitares. Autour de moi, l’intensité monte. La magie opère. Du bon
rock qui réconcilie avec la vie. Et Poil de carotte me prend la main et
m’entraîne dans un pogo prometteur !
Soudain, le trou noir.
Des sons improbables, une basse venue d’ailleurs ? Des percussions made
in USA ? Non. Des hurlements. Des cris. Une panique généralisée. Des
mitraillettes cagoulées, des mitraillettes folles, ces Kalach qui circulaient
librement au nez et à la barbe des forces de l’ordre (sans barbe) et dont on
s’étonne qu’elles finissent par servir un jour. Des garçons bouchers venus de
nulle part. Ce qui les distingue des musulmans : les musulmans croient en
Allah, eux ne croient plus en rien. Des fous à lier (je tiens à m’excuser
auprès du Groupe « Les innocents » pour le clin d’œil) armés face à
nous qui sommes devenus des fous alliés. Les balles sifflent, se perdent,
persifflent. La fille avec qui j’avais eu le temps de m’inventer un avenir
tombe. Je m’écroule sur elle, d’autres simulent, moi non, je suis réellement
anéanti, grièvement touché mais pas par des balles ; si j’en réchappe, Poil
de carotte me manquera jusqu’à la fin de mes jours.
Je reprends
connaissance. Plusieurs heures ont passé pendant lesquelles j’ai perdu
conscience, entré dans une profonde léthargie. On nous évacue.
Tout a été dit sur
cette boucherie mais on a peut-être oublié d’évoquer le sursaut créé chez les
survivants qui se sentiront à jamais le devoir d’honorer les morts, de vivre
aussi pour eux et, puisque l’espoir fait vivre (même s’il ne peut empêcher de
mourir sans prévenance), l’espoir régénéré chez ceux qui l’avaient perdu
(englués dans les tourbillons de la vie), dont je faisais partie et dont je ne
ferai plus jamais partie (par décence), cet espoir de voir un jour le fanatisme
éradiqué quand la société sera encore plus juste, cet espoir de voir le peuple
à nouveau soudé, solidaire, au-dessus des querelles stériles de bas-étage,
l’espoir d’un nouvel idéal de vie, de paix.
Ce matin je me lève, je
vais travailler, mais mes semaines ne seront plus comme les précédentes. Je
suis bouleversé, j’ai la chair de poule mais je me sens fort, animé d’une force
insoupçonnée, investi d’une responsabilité énorme : la défense de notre
société sur laquelle on tirait tous à boulets rouges, en amnésiques ou incultes.
J’ai retrouvé l’espoir et des fantasmes d’horizons nouveaux, de liesse, d’envies
collectives que je défendrai au risque de ma vie, en résistant, comme on savoure
des idéaux recouvrés.
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