Je la connais cette
photo mais qu’ont-ils tous à me faire face dans leur uniforme ? Ils me
fixent les bras croisés, comme s’ils avaient avalé un parapluie, on dirait que
j’ai tué père et mère. Ce n’est pourtant pas eux que j’ai dézingués et ils le
savent pertinemment, sinon ils ne m’auraient pas Interpolé, si l’on considère
les moyens faramineux qu’ils ont dû employer pour me retrouver.
Aussi stupéfiant que cela
puisse paraître, je n’ai jamais été inquiété pour mes crimes. Je suis toujours passé
à travers les mailles d’un filet trop lâche cousu sur-mesure, à l’image du
Système que je servais. Tout a commencé le 21 avril 2002. Je m’en souviens
comme si c’était hier. Ce jour-là, j’ai pris la démocratie en flagrant délit
d’échec. Ce jour-là, nous sommes entrés en guerre idéologique, j’ai
compris qu’il me faudrait faire justice moi-même, déclarer la Vendetta ; depuis ce jour-là, il
m’incombe d’éliminer les sectaires, les haineux.
Je ne dissimulais pas
mes empreintes et n’ai jamais été soupçonné, c’est la preuve irréfutable que le
Système me protégeait et cautionnait mes actes ; au contraire, j’abandonnais ostensiblement
sur les scènes de crimes un parapluie et un maximum d’empreintes digitales
(dans mon métier on ne met pas de gants) étayant ma culpabilité, pour évaluer le
degré de confiance qu’on m’accordait et permettre au Système de me débrayer en
cas de pépin, comme des salariés pointaient ou présentaient leur badge à l’entrée
de l’usine en convoitant la reconnaissance de la hiérarchie. En termes de
reconnaissance, dans un milieu où elle ne peut être que silencieuse, la mienne
était infinie. Nous nous couvrions l’un l’autre, le Système et moi, nous nous
protégions inconditionnellement, prêts à brandir le parapluie nucléaire si l’un
de nous deux était en danger. J’ai eu une carrière exceptionnelle, marquée par
un soutien indéfectible, ponctuée par une douce retraite dont je jouis
paisiblement. Je venais de me ranger des vélos que je ne me lassais pas d’enfourcher
pour me perdre en forêt.
C’est sur les quais
d’une gare, je ne sais plus laquelle, que j’ai dégainé pour la première fois. Le
coup du parapluie, je crois, je ne sais plus précisément. Il faut dire qu’il y
en a eu tant d’autres après. Pourtant on se souvient toujours de la première
fois, m’ont dit mes collègues nettoyeurs, rencontrés lors de colloques
clandestins organisés dans des hôpitaux, nouvelle preuve des largesses du
Système à notre égard, puisque les caves des hôpitaux étaient vidées pour
l’occasion, pour nous accueillir en leur sein, suscitant nos halètements.
Je tremble, j’ai
froid. Ils me remettent une couverture, pourtant j’évoluais sans couverture. Je
n’ai jamais ouvert mon parapluie. Soudain j’ai un flash: le poster du film
« L.A. Confidential », rapporté d’un voyage en Californie avec mon
fils, sur le mur de mon bureau ovale, là où je moulinais ma liste noire selon
un modus operandi défiant les règles de la logique ; je n’avais pas
d’autre choix, je devais rester imprévisible pour éviter qu’on me savonne la
planche. Mes victimes n’étaient pas illustres, il s’agissait d’hommes de
l’ombre, mais aussi de femmes (je ne suis pas sexiste), de maillons clé de la
chaîne de la haine que j’ai liquidés pour mieux les transvaser dans les rubriques
faits divers des mares aux diables
des canards locaux.
Mais que
cherchent-ils donc ? Ils chuchotent, évoquent mes mémoires, il semble que
les rédiger représenterait un danger. Le Système craint la vérité ? La Redoute ? On cherche à me
censurer. On appréhende mes révélations. Puisqu’il y a prescription, je les ai
entendus prononcer ce mot, prescription, seuls mes aveux leur permettraient de
m’écrouer, de ressortir les cadavres du placard, mais je ne suis pas au
placard, je suis retraité !
J’étais en forêt avec
mon vélo, amorphe, quand ils ont débarqué, tous en uniforme. Tous sauf lui, qui
me tend cette photo, il m’observe mollement et tente de m’amadouer avec ses
regards de connivence et son tee-shirt « I love L.A. ». On n’apitoie
pourtant pas un tueur, ils devraient le savoir. Sur la table, un livre de
George Sand, Colomba de Mérimée, le
programme TV et des journaux locaux que je feuillette en boucle. Tiens, La
Redoute licencie ! A la télé, il y a une rétrospective sur les élections
présidentielles de 2002 ! Il y a aussi « L.A. Confidential » !
Les mêmes initiales que sur le tee-shirt du grand tout mou en face de
moi ! Il est vraiment mal fagoté celui-là. Il me fixe avec son regard
plaintif. Il m’horripile, le voilà qui gémit et qui pleure maintenant !
C’est obscène, finissons-en :
-
C’est
fini, coffrez-moi maintenant ! dis-je à bout de forces.
-
Mais non,
Papa, tu n’as rien fait de mal, nous sommes à l’Hôpital !
Et l’autre, en blouse
blanche, d’abonder sur un ton professoral :
-
Vous n’êtes
coupable d’aucun délit, Monsieur, rassurez-vous, ce sont les effets d’Alzheimer.
-
Mais
vous êtes ignoble de lui balancer ça ! s’insurge celui qui dit être mon
fils.
-
Cela
fait partie de la thérapie, répond la blouse blanche, s’il s’en souvient dans
dix minutes ce sera un signe intéressant.
Je ne comprends rien
à leurs jacasseries mais cette photo me donne du peps. La blouse blanche me
regarde alors intensément et me demande :
-
Reconnaissez-vous
cette photo ?
-
C’est
ton magasin, Papa, tu vendais des parapluies. C’est toi, là, assis derrière le
feuillage, dis-moi que tu t’en souviens, je t’en supplie.
-
Mais
comment pourrais-je m’en souvenir ? On ne voit pas mon visage sur la
photo !
On se moque de moi, personne
ne resterait devant son magasin après l’avoir fermé (avec la lumière allumée qui
plus est !). Je n’ai pas perdu la tête tout de même !
Je la connais cette
photo mais qu’ont-ils tous à me faire face dans leur uniforme ? Ils me
fixent les bras croisés, comme s’ils avaient avalé un parapluie, on dirait que
j’ai tué père et mère. C’est pourtant impossible puisqu’ils sont toujours
vivants. Ils font d’ailleurs de grandes études, je suis si fier d’eux.