Si le hasard t'emmène jusqu'ici, ne fuis point
Surfe et erre sans fin sur le blog du baladin
Smurfe dégingande-toi au sein du bal à daims
Avec imagination, Sans invitation
Ta religion est l'insubordination ?
Alors gausse-toi ici nul n'est bouffon
ni branque ni saltimbanque honnie soit sale ta banque
Juste des pions décidés à enfin décider
dans un bal laid où déambulent des daims
Manifestant leur insoumission avec dédain
LeonnicAsurgi@yahoo.fr


Folies passagères

Trois minutes sans voir le jour, ni même les lumières de la ville. Trois minutes d’une noirceur absolue. Trois minutes que je n’entrevois pas le bout du tunnel. Pourtant, on avance. Plutôt vite, même. Les relais des propulseurs viennent de claquer : on roule sur l’erre. Mais à l’ère de l’hyper connexion, trois minutes sans réseau, c’est un purgatoire qui fait son effet – tunnel.

Pourtant, la couverture a tellement progressé ces dernières années : elle a été tirée à chacun des opérateurs qui ont abusé de son élasticité jusqu’à ce qu’elle s’effrite, à tel point qu’on est tous prisonniers d’un parc réseaux logiques, qu’on le veuille ou non. Je me souviens parfois avec nostalgie de ces appareils téléphoniques factices vendus à la sauvette avant que le rail ne transporte les signaux GSM, brandis par de ridicules mâles en représentation qui déblatéraient sans personne au bout du fil, comme s’ils agitaient ostensiblement une clé de 205 GTI décapotable au milieu d’une piste de discothèque.

Mais là, personne ne capte rien. A la situation. Nada.

Trois minutes que mon voisin de marguerite a planté ses yeux sur moi. Trois minutes qu’il me dévisage avec obsession, ses yeux fixes et fiévreux plantés dans les mieux. Le gars semble écervelé, à en faire crever de jalousie un terroriste entré en transe et décidé à agir.

Bien sûr, à défaut de me divertir, je pourrais faire diversion et regarder ailleurs, mais enfin, que peut-on contempler dans le RER quand son téléphone ne capte plus ? Ses pieds ? Trop dangereux, baisser le regard pourrait être assimilé à une soumission. Le plafond ? Non, je passerais pour une illuminée et cela légitimerait les regards posés sur moi. Fermer les yeux et feindre l’endormissement ? Surtout pas, il ne faut jamais perdre l’ennemi de vue.

Pas le choix, je regarde droit devant, moi aussi, digne et prête à en découdre. Un regard suffit à se sentir insultée. Je peux l’assurer. Alors je prends tous les passagers du wagon à témoin, tous ces témoins oculaires engoncés dans leurs costumes de courtoisie, dans leurs tailleurs qui les téléportent dans des endroits fantasmés, enfermés dans leur bulle d’égoïsme protectrice.

L’agression dont je suis actuellement victime est pernicieuse car peu palpable, mais elle est bien réelle, c’est mon instinct télépathique qui m’alerte. Pourtant, je n’aime ni la télé ni les pâtes, mais ce don, c’est mon psy qui l’a décelé. Il me l’a annoncé comme ça tout de go, entre la poire et le fromage, alors je n’en fais pas un – je fais toujours référence au fromage. Mon sixième sens m’a souvent permis de déjouer bien des situations périlleuses. Jusqu’ici.

Forte de mes capacités inouïes, et insoupçonnées, je demeure toutefois vigilante. Par exemple, je prends garde à ne jamais arborer mon autosatisfaction. Je cache mon jeu. Je voyage incognito. Pour ne pas attirer l’attention. Mais là, c’est raté. Et apparemment ça n’indispose personne.

Alors je les toise les uns après les autres et cherche à accrocher un regard complice, en vain, pour finir par défier avec insistance tous ces fuyards. C’est dingue tout de même, on gît en plein scandale sexuel interplanétaire depuis l’affaire Weinstein qui secoue le monde du cinéma, les révélations nauséabondes se succèdent et rivalisent entre elles en haut de l’échelle du sensationnalisme et là, quand il s’agit de faire preuve d’un minimum d’héroïsme, il n’y a plus personne ! Eh bien, elle est belle, la France !

Dans les yeux que je croise, je lis l’indifférence, l’absence, la distance, certains semblent même s’amuser des circonstances. Ça me révolte. Bon sang, ça ne choque personne ? m’entends-je beugler en mon for intérieur, en cherchant désespérément une âme complice. Non, visiblement non, tout le monde s’en tamponne le coquillage comme dirait mon ancien professeur de physique quantique, par ailleurs féru de minéralogie. J’étouffe. Vite, la prochaine station ! Ouf, un halo de lumière : on approche de la prochaine station. S’il ne décampe pas, c’est moi qui sors. Même si je dois continuer mon chemin. Ouf, il se lève. Je suis sauvée. Mais à l’instant même où je sens l’apaisement m’envahir, une petite voix intérieure m’intime de penser aux autres, à toutes ces femmes que ce malotru indisposera. Mais que faire ? Sans réfléchir, mon instinct le prend en photo avec mon téléphone. Déterminée à lui faire payer cher son regard lourd... de sous-entendus à peine voilés, je me connecte à Twitter. Hashtag créé par la ministre des femmes et dédié aux incivilités dans les transports : #Sors de ces transes, porc ! Je m’apprête à shooter. Avant de poster la photo, je m’assure qu’elle n’est pas floue. Alors j’ouvre ma galerie, sans l’épater. C’est bon, on voit précisément son visage. Tiens, on dirait même qu’il pose. Le cabotin ! Mais tel est pris qui croyait prendre. L’image va circuler et sa réputation sera faite en quelques minutes. Peut-être perdra-t-il même son travail et sa famille !

Connexion établie. Téléchargement en cours. Hop ! Le signal de fermeture des portes du RER retentit. Tout juste le temps de vérifier la fin du transfert du fichier JPEG. Oh ! Quelle horreur ! Je me suis trompée. C’est la photo de mon amoureux que j’ai transmise ! Vite, la supprimer. Oh non ! Plus de réseau à nouveau !

Pourvu qu’il ne l’apprenne pas. Pas de doute, il l’apprendra. C’est à moi de lui dire. Mais comment ? « Mes doigts ont ripé. RIP, mon amour. Je suis désolée, mon cœur. » Je panique. Du calme. Quelques respirations abdominales me soulagent. Hyperventilation. Je dois m’armer de patience et attendre le prochain arrêt.

Un autre homme me fait face. Lui aussi me dévisage. Je n’en peux plus et me retiens de sortir de mes gonds – mes proches m’ont si souvent reproché mes dévergondages que je m’autocensure. Disposée à militer pour la castration chimique des ensorcelés de testostérone. Et c’est à ce moment précis que mon voisin m’adresse la parole, d’une voix doucereuse :
« Excusez-moi, Madame, pourquoi m’observez-vous avec tant d’insistance ? »

(Texte écrit dans le cadre du concours de textes courts Short Edition / RATP, thème "A la prochaine station")

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